Publicités

Bons Baisers de Hollande

« TURKS FRUIT » (« Turkish Délices »)

Si les œuvres de Paul Verhoeven ont connu un retentissement mondial dans le contexte de son « appropriation » (toute relative) par le système hollywoodien grâce à « RoboCop », « Total Recall » et « Basic Instinct », le cinéaste néerlandais avait, bien avant son escapade américaine, marqué les esprits et rencontré de très importants succès critiques et publics sur ses terres avec ses premiers longs métrages, traversés par les trois thématiques qui lui sont les plus chères : le sexe, la violence et la religion.

Né à Amsterdam en 1938, Verhoeven trouva sa vocation lors d’un séjour en France alors qu’il n’a que 17 ans. Pensionnaire à l’Alliance française Paris Île-de-France, il y découvre les grands classiques du cinéma grâce à sa rencontre avec un professeur de français.

De retour dans son pays, il entre à l’université de Leyde (Leiden) et réalise ses premiers courts-métrages, avant de rejoindre le département audiovisuel de la Marine néerlandaise, qui lui permet de tourner des œuvres propagandistes.

Engagé par la télévision nationale, il tourne des documentaires, avant de connaître un premier succès public en 1969 avec la série « Floris », qui met en scène les aventures d’un chevalier à la fin du Moyen Âge, un personnage qui n’est pas sans rappeler celui de Thierry-la-Fronde en France ou d’Ivanhoé en Grande-Bretagne. Écrite par Gérard Soeteman, fidèle collaborateur du cinéaste, dont il scénarisa 10 films, la série permet également à Rutger Hauer, alors âgé de 25 ans (et qui a déjà derrière lui près de quinze années d’expérience sur les planches), de rencontrer son premier succès à l’écran dans le rôle-titre, lançant ainsi une foisonnante carrière comptant plus de 170 rôles pour le petit et le grand écran.

« Floris » est aussi, pour Paul Verhoeven, la carte de visite qui lui permet de tourner son premier long-métrage pour le cinéma, « Wat zien ik ? » (« Business is Business », 1971), une comédie légère sous forme de sketches qui prend place dans le quartier rouge de la capitale néerlandaise. Le film, bien que conçu sans enthousiasme par la paire VerhoevenSoeteman, rencontre un immense succès public qui va leur permettre d’obtenir une « carte blanche » de la part du producteur Rob Houwer afin de réaliser un projet qui leur tient nettement plus à cœur, l’adaptation à l’écran du roman « Turks fruit » de Jan Wolkers, paru en 1969.

Synopsis :

Dans le contexte de la libération sexuelle, Eric, sculpteur bohème, vit une relation passionnée et tumultueuse avec Olga, issue d’une famille conservatrice…

« Turks fruit » s’inscrit très clairement dans le contexte contestataire et libertaire qui envahit l’Europe de l’Ouest dès la fin des années soixante. Le film met en scène Erik, un sculpteur hippie obsédé par le sexe (Rutger Hauer), qui vit une relation passionnée et tumultueuse avec Olga, issue d’une famille conservatrice (Monique Van de Ven).

Le film est l’occasion pour le réalisateur d’enchaîner des scènes sulfureuses, en décrivant les excès de cet artiste décadent, trash et phallocrate, à la fois catalyseur de ses propres pulsions sexuelles comme il l’avouera plus tard, symbole d’irrévérence à l’Eglise et expression de sa résistance face à l’hypocrisie de la « bonne société » hollandaise.

La mise en scène se veut nerveuse, impression renforcée par une caméra portée à l’épaule, et la photographie naturaliste grâce au remarquable travail accompli par Jan De Bont, fidèle comparse de Verhoeven, qui signa par la suite outre-Atlantique la photographie de « Piège de cristal », « Black Rain », « À la poursuite d’Octobre rouge » et « L’Expérience interdite », avant de devenir lui-même réalisateur (« Speed », « Twister », « Lara Croft : Tomb Raider, le berceau de la vie »).

Les deux comédiens principaux de « Turks fruit », Rutger Hauer et Monique Van de Ven, s’investissent sans compter dans leur rôle respectif et connaîtront un véritable triomphe auprès des spectateurs, devenant instantanément deux stars aux Pays-Bas.

Rutger Hauer poursuivra sa route aux côtés de Verhoeven jusqu’à « La chair et le sang » en 1985, un tournage au cours duquel leurs divergences auront raison de leur fructueuse collaboration. Disparu en 2019, Rutger Hauer aura emprunté une route sinueuse, faite d’œuvres commerciales, de films d’auteur et d’innombrables séries B, où il a notamment côtoyé André Delvaux (« Femme entre chien et loup »), Ridley Scott  Blade Runner »), Nicholas Roeg (« Eureka »), Sam Peckinpah (« Le week-end Osterman »), Richard Donner (« Ladyhawke »), Robert Harmon (« Hitcher »), Ermano Olmi (« La légende du Saint-Buveur »), Frank Miller et Robert Rodriguez (« Sin City »), Christopher Nolan (« Batman Begins »), Dario Argento (« Dracula 3D »), Luc Besson (« Valerian et la cité des mille planètes ») ou encore Jacques Audiard (« Les frères Sisters »).

Quant à sa partenaire à l’écran, Monique Van de Ven, elle concentrera ultérieurement sa carrière dans son pays d’origine, y tournant une cinquantaine de films et séries au cours d’une carrière entrecoupée d’un exil momentané aux Etats-Unis, où elle accompagna son époux Jan De Bont (temps qu’elle mit à profit pour y faire quelques apparitions dans des séries populaires : « Starsky et Hutch », « Voyages au bout du temps », « Les aventures de Remington Steele »).

 « Turks fruit » remporta un énorme succès au box-office local (3,5 millions de spectateurs), avant de décrocher une nomination à l’Oscar du « meilleur film en langue étrangère » en 1974 (c’est François Truffaut qui remporta la statuette pour « La Nuit américaine »). Le roman de Jan Wolkers fit ensuite l’objet de plusieurs adaptations sur scène, en ce compris sous la forme d’une comédie musicale qui rencontra également un important succès. « Turks fruit » décrocha enfin le titre de « meilleur film néerlandais du siècle » à l’occasion de la 19ème édition du Nederlands Film Festival à Utrecht en 1999.

Après avoir réalisé notamment « Soldaat van Oranje », « Spetters » et « De vierde man », autres films-clés du cinéma néerlandais, Verhoeven signa en 1985 « La Chair et le Sang », une coproduction hispano-américano-néerlandaise qui nous plonge au cœur d’une étonnante et crépusculaire épopée moyenâgeuse.

Fort de l’impact de ce film, Paul Verhoeven rejoint Hollywood pour y aligner « RoboCop » (1987), « Total Recall » (1990) et « Basic instinct » (1992). Les très controversés « Showgirls » (1995), « Starship Troopers » (1997) et surtout « Hollow Man », cuisant échec au box-office, obligeront pourtant le cinéaste à s’éclipser pendant plusieurs années.

De retour en Europe, il reprend ses marques et regagne l’attention de la critique, tout d’abord avec « Zwartboek » avec Carice Van Houten en 2006, puis avec « Elle », tourné en France et présenté au festival de Cannes en 2016, qui vaudra au réalisateur ainsi qu’à son interprète principale Isabelle Huppert une pluie de récompenses à travers le monde.

Près de cinquante années après sa conception, « Turks fruit » demeure une œuvre fondatrice, un jalon essentiel dans la carrière de Verhoeven, une pièce maîtresse où se croisent les thématiques qui lui sont si chères, un patchwork de ses obsessions les plus intimes sous la forme d’un pamphlet corrosif, où le burlesque s’immisce dans la tragédie, le tout sur un ton joyeusement obscène et transgressif… Tous les ingrédients d’un film-culte…

Note : 7/10

Vincent Legros – Le 29 février 2020

Vous pourriez aussi aimer :

contact.screentune@gmail.com